Place et jardin de l'Ezbekieh

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Commentaires topographiques

 

La place de l’Ezbekieh

 

Origine

        Le jardin de l’Ezbekieh a été créé sur une partie de l’emplacement de l’ancien lac (ou birket) du même nom. Ce lac avait la forme d’un immense quadrilatère irrégulier et suivait le tracé des rues reliant les places de l’Opéra, Ataba-el-Khadra, Khazindar et Kantaret-el-Dekka.

        Lors de l’arrivée d’Amr-ebn-el-Aass en Egypte, en 640, le Nil coulait en bordure du site de l’Ezbékieh. Plus tard, les eaux du fleuve s’étant éloignées, un petit port fluvial, « el Maks » fut créé à l’emplacement où se trouve aujourd’hui la mosquée Awlad Enan et ses environs immédiats. L’étendue du terrain séparant les agglomérations d’el Louk et d’El Maks fut transformée en un parc de plaisance « ou Boustane », qui prit le nom de Boustan el Maks et devint sous les Califes Fatimides, qui fondirent en 969, un peu plus à l’est, leur nouvelle capitale « El Kahira » ou Le Caire, la promenade en vogue. Un kiosque-belvédère, Manzaret el Lo’loa, y fut construit en bordure du Nil. Les souverains de cette dynastie vinrent souvent y chercher le repos, le calme et la sérénité.

        C’est le calife El Hakem Bi Amr Allah qui fit creuser en 1019 devant Manzaret el Lo’loa un étang (birket). Le site de l’Ezbekieh était alors une vaste étendue cultivée, entourée de jardins et de belvédères, assez proche du Nil. Sous les Sultans Ayoudides, le Boustan el Maksi perdit sa vogue et fut peu à peu abandonné. Un canal appelé canal de Dhikr, partant de Fum-el-Khouri, fut creusé à proximité. Sur un pont qui traversait le canal se trouvait une banquette, (dikka ), où les promeneurs pouvaient se reposer. Cet endroit devint l’un des lieux de promenade en vogue au Caire. En 655 H., l’eau cessa presque totalement de pénétrer dans le canal de Dhikr et les terrains aux alentours devinrent peu à peu incultes. En 724 H. le Sultan El Malek el Nasser Mohamed Ibn Qalaoun fit creuser le canal el Nasseri, qui subsista jusqu’au 19e siècle. Le canal de Dhikr fut alors remblayé et les belvédères d’el Louk, devenus inutiles, démolis.

        Le site de l’Ezbekieh devint un terrain vague abandonné et pendant longtemps, l’on ne s’en occupa plus (p.131, Ibn Iyas, II Wiet). Quelques constructions s’y élevèrent plus tard. Puis une prise d’eau du Canal Nassiri ayant été aménagée, l’eau arriva de nouveau après la crue du Nil et irrigua le terrain qui fut transformé en champs de culture  d’orge et de trèfle. Mais c’était dans sa  majeure partie une plaine désolée et saline parsemée de zones où poussaient des tamaris et des acacias. On y trouvait aussi plusieurs tombeaux de santons et des ruines. Le Caire qui s’agrandissait beaucoup à cette époque atteignait sous les premiers Sultans Circassiens ce site qu’il englobait alors dans le périmètre de la capitale elle-même : telle était la situation du futur Ezbekieh à l’avènement du Sultan Quaitbay.

 

Le Maréchal Ezbek et la création de l’Ezbekieh

        L’on peut lire dans l’histoire des mamelouks circassiens d’Ibn Iyas(II pp 131-132, trad.de Gaston Wiet, I.F.A.O.,Caire 1945) en date de l’année 880 H. (mars-avril 1476 A.D.) » Parmi les évènements intéressants de cette année, on cite la création de l’Ezbekieh, nommée d’après son fondateur le maréchal Ezbek ». Vers 1470, celui-ci, acquit de grandes étendues de terrains situées près de l’étang Boustane el Maks, faisant partie de l’ancien parc de ce nom. Ayant élu domicile à proximité, il fit entreprendre l’aplanissement des collines de décombres qui se trouvaient sur ce terrain. Il fit ensuite creuser au moyen de charrues tirées par des bœufs un magnifique étang où l’eau arriva par une dérivation du canal Nasseri. Il eut ensuite l’idée d’y installer une écurie et d’y faire construire en 1476 AD  sous formes de kiosques un véritable palais dans lequel il vint habiter et en jouir jusqu’à sa mort. Autour du lac il fit établir une chaussée. « L’émir Ezbek se donna beaucoup de peine pour mener à bonne fin cette entreprise : au plus fort de la chaleur il venait en personne surveiller des charrues sur les hautes terres. Il dépensa pour ce travail plus de 20.000 dinars » (Ibn Iyas, op.cité p.132).

        En 1475, Ezbek avait fait construire à proximité et en partie en bordure du vieil étang de Boustan el Maks une grande mosquée qui portait son nom (disparue en 1872 lors des travaux d’aménagement de la place Ataba et du percement du boulevard de Mohamed-Ali), des immeubles de rapports, des boutiques, des bains, un grand Manakh (qui s’élevait à l’emplacement de l’actuel Hôtel Continental,place de l’Opéra), des caravansérails et des fours. L’ensemble devint un faubourg indépendant habité de riches bourgeois qui prit le nom de son fondateur et devint l’Ezbekieh. Ezbék fit élargir l’étang et creuser un petit canal de communication le reliant au Khalig (canal) el-Nasseri et l’eau pénétra dans le lac. Le sultan Quaitbay en octroya la propriété au maréchal Ezbék par décret. En 1477 les constructions achevées, il y convia le sultan qui prit part à un plantureux festin et y passa la nuit. Le lendemain matin le souverain, en compagnie de sa suite, se rendit dans la région de Matarieh pour inaugurer la salle à coupole : Koubbeh  que son secrétaire d’état Yashbak avait fait édifier. Koubbeh devait devenir le nom d’un important quartier de la périphérie du Caire.

         En 1485 eut lieu la première coupure de la digue du canal de l’Ezbékieh en présence d’une grande affluence. Un banquet fut offert dans le palais d’Ezbek ; de son vivant l’ouverture de cette digue donna lieu à une grande fête attirant la foule venue pour profiter du spectacle. Des feux d’artifices étaient tirés, de nombreuses embarcations évoluaient sur le lac et « l’on faisait ripaille d’une façon insensée ».Francesco Suriano, voyageur italien de passage au Caire en 1494, nous rapporte que la plus petite des pyramides de Guizeh fut démolie par ordre de l’émir Ezbek qui utilisa les pierres pour la construction de l’ensemble de l’Ezbekieh (Le Caire vu par les voyageurs occidentaux du Moyen-Age par H.P.Doop,tome 27,sept.1954.Bulletin de la Sté de Géographie d’Egypte pp.31-32).

 

L’émir Ezbek : éléments biographiques :

        Ezbék Ibn Toutoukh el-Khazindar arrive en Egypte encore enfant dans un lot d’esclave, vers 1435, sous le règne du Sultan el Malek el Achraf Barsbay. Dôté d’une vive intelligence il fut vendu à l’Emir El-Zaher Djakmak, haut fonctionnaire au Beit el-Mal (Ministère des finances) qui l’acheta pour le compte du trésor et l’affecta au corps d’enfants de troupe du Sultan Barsbay. Dkakmak se prit d’une grande affection pour lui, l’affranchit et lui donna successivement en mariage deux de ses propres filles. Ezbek entra au service de l’Etat et sut vite se faire apprécier. Il gravit rapidement tous les échelons de la hiérarchie civile et militaire et exerça plusieurs fonctions importantes. D’abord grand chambellan, ensuite commandant de la garde, puis gouverneur de la province de Damas sous le règne d’Achraf Kaïtbay en 873H. Il accède alors à la charge de Maréchal qu’il devait conserver pendant près de 30 ans. Il devient alors un des plus célèbres généraux de Kaïtbay (d’après Ali Pacha Moubarak : Khitatt). Considéré toujours comme un chef estimé, le sultan le nomma Atabek (maréchal) en 1487. En 1488, il était à la tête de l’armée égyptienne qui défie les troupes égyptiennes du Sultan Bajazet II. Nommé ensuite gouverneur général de la Syrie, il revint plus tard en Egypte. Officier puissant et connu, il se doublait d’un émir très capable, riche et d’allure respectable. Il connaissait admirablement les rouages de l’Etat. Ezbek qui avait amassé une fortune considérable et s’était assuré les plus fortes sympathies des plus hautes personnalités de son époque et du sultan lui-même, tomba en disgrâce à la suite d’intrigues, fut exilé quatre fois, puis emprisonné à Alexandrie à deux reprises.

        De caractère violent et entêté, il était coléreux et chicanier. Usant d’un vocabulaire très vif, il était orgueilleux. Agé d’environ 75 ans, le dimanche 24 Ramadan 904 H (le 16 mai 1500 AD), le maréchal Ezbek mourut, dit-on, de manœuvres d’envoûtements dictées par son propre fils. Le sultan alla présidé lui-même la prière de ses funérailles qui revêtirent une grande pompe. Ezbek fut enterré dans le mausolée de son ancien maître Zaher  Djakmak Le même jour, dit-on, son homonyme Ezbek el-Youssoufi, ancien affranchi d’el Malek Zaher Djakmak. Le maréchal Ezbek laissait deux fils qu’il avait eu de l’une des filles de l’émir Djakmak, Nasser el Dine Mohamed et Yéhia. Une fille unique était morte avant lui. Ses deux fils se disputèrent son héritage devant le sultan, lequel s’empara de la succession, tant immeubles que bétails. Ibn Iyas (op. cité p.456) conclut « On prétend qu’il trouva 6 ou 700.000 dinars en espèces sans compter les bagages, chevaux, uniformes, objets précieux ».

 

 L’Ezbekieh en 1593

        Sur un plan ancien du Caire que l’on croit gravé en 1593 qui porte ce titre « Le Grand Kaire. Cairus quae olim Babylon Aegypti maxima urbis » et qui offre une vue cavalière de la ville, l’on reconnaît la grande place de l’Ezbekieh pleine d’eau, ses canaux et ses ponts (Description de l’Egypte, t.18, Paris 1829, p.434).

        Cet étang demeura inchangé jusqu’au XIXe siècle, s’emplissant d’eau au moment de la crue, et s’asséchant petit à petit, il se transformait en place publique en hiver. Ce cycle recommençait chaque année et devait durer jusqu’en 1837. L’Ezbékieh était «  une plaine basse en forme de conque qui se remplissait d’eau à l’époque de l’inondation et formait un lac. Une fois les eaux retirées,elle se transformait en une prairie du plus beau vert » (Ch. Didier : Les nuits du Caire, pp 8-9). Une partie était plantée de blé, le restant servait d’esplanade militaire.

 

Etat de l’Ezbekieh en 1798

        Le Caire en 1798 comportait six places, dont quatre vastes : l’Ezbekieh, Birket el-Fil, Roumeileh et Karameidan, et deux plus petites : l’une devant l’ancien palais de Mourad Bey, l’autre devant la maison du Qadi (Beit el-Qadi). Mais l’Ezbekieh était de loin la plus vaste. Elle était entourée du quartier copte, le palais d’Elfy bey et les maisons des cheikhs les plus riches. Pour se faire une idée de sa superficie, les savants de l’Expédition d’Egypte la compare à la place Louis XV (la Concorde), qui entrerait nous disent-ils (Description op.cit.p.117) plus de trois fois dans la place de l’Ezbekieh qui est à peu près, concluent-ils, de la superficie du Champ de Mars. « Au mois de Septembre, quand la crue du Nil est au maximum, elle est remplie de plusieurs pieds d’eau. Elle devient un vaste bassin qui se couvre
de barques illuminées pendant la nuit ».A la tombée de la nuit des lanternes étaient allumées tout autour et sur les portes des maisons. La vue était magnifique, particulièrement les nuits de lune.

        De l’Ezbekieh, du 18e siècle finissant, le poète égyptien, Hassan el Attar nous donne une description saisissante : «  Le bassin de l’Ezbekieh contient les habitations des grands et des chefs. Entourés de bosquets épais et ombrageux, leurs palais blancs semblaient être des corps d’argent habillés de soie verte. La nuit une quantité innombrable de flambeaux éclaire ce charmant séjour dont la beauté réjouit le cœur et enivre comme le vin. Que de jours et de nuits de bonheur n’ai-je pas passé dans ce paradis. Ces beaux moments sont dans le chapelet de mes jours comme des perles sans pareilles. Que de fois je me suis oublié pendant des heures entières à contempler sur le miroir des eaux, le visage éclatant de la lune et les flots argentés dont l’inondait sa lumière. Je regardais le doux zéphyr caresser sa surface et soulever des vagues qui, se succédant en forme de sabres, allaient se briser contre le rivage. Les oiseaux qui gazouillaient sur les branches des arbres me réjouissaient l’âme et semblaient promettre aux habitants de cet heureux séjour un bonheur éternel ».

        El Attar ajoute ces vers :

« Je chante les beaux jours de ma vie qui se sont écoulés à l’Ezbekieh, heureux moments de félicité et de plaisir

«  Là  on voit des bateaux flotter sur les eaux comme des étoiles dans la voûte céleste

«  De magnifiques habitations forment un cercle autour du bassin et servent de cadre à autant de lunes de beauté

«  Palais ombragé d’arbres verts sur lesquels la tendre colombe fait entendre son chant

«  L’eau se couvrant de bulles sous les souffles du zéphyr, affecte la forme d’une cotte de mailles argentée

«  Et les feuilles de rose flottantes à la surface semblent autant de blessures saignantes

«  Les bosquets de ces lieux servent de promenade aux gazelles turques ainsi que de repaire aux lions (de combat)

«  Les compagnons de joie y trouvent un bonheur que ramène chaque matin. Là on est à l’abri des épreuves du sort

«  Le soir, en sortant du cercle des coupes et des flacons, on se sent l’esprit troublé

«  C’est dans ces lieux de joie et de plaisir que les amis se rencontrent ou se quittent ».

(Djabarti, VI, pp. 186-187).

 

L’Ezbekieh et l’Expédition française: 1798 à 1801

        En 1798, les français réaménagèrent la place de l’Ezbekieh en créant sur deux côtés de la place deux chaussées (ces deux chaussées sont aujourd’hui la rue Kantaret el-Dekka et la portion de la rue Ibrahim pacha qui va de la place de l’Opéra à Bab el Hadid), plantées de sycomores (Arthur Rhôné : Coup d’œil sur l’état présent du Caire. p.56) qui donnèrent beaucoup plus d’agréments tout en la rendant plus régulière. Ces deux chaussées étaient identiques à celle qui venait d’être crée par l’architecte Baptiste Le Père et ses collaborateurs pour relier Boulac à l’Ezbékieh, et qui devait devenir par la suite l’avenue de Boulac (plus tard Fouad Ier). (Le Père né à Paris, en 1741, y mort en 1844, membre de l’Institut d’Egypte chargé par Bonaparte d’un plan  de restauration de l’ancien canal des pharaons ou de Suez. Architecte de St Cloud et de la Malmaison, il reçut en 1805 la mission d’élever la colonne Vendôme. (Bonaparte en Egypte. Musée de l’Orangerie.1938. p.139))

        En 1801 Le Père transformait les deux chaussées de l’Ezbekieh en un boulevard circulaire entourant la grande place et la plantait d’arbres (Gabriel Guémard. Histoire et bibliographie, citant une lettre de Menou à Bonaparte du 10 Brumaire an IX, p.39). Ainsi au moment où ils quittèrent l’Egypte, les français s’occupaient d’embellir cette place (Deux mémoires inédits sur l’expédition d’Egypte préfacés et annotés par Gaston Wiet. Le Caire 1941. Journal de Granjean : voyage d’un français en Egypte an VI à IX de la République. p.105). De même, divers aménagements furent réalisés da,s les environs immédiats dont le remblaiement de certaines basses terres (Gorgui Zaidan : Tarikh Misr el Hadith. II p. 187.Le Caire 1889). En 1798, ils enlevèrent les portes de toutes le ruelles de la ville. Une partie de ces portes, coupées en deux ou trois partie fut jetée pèle mêle dans le lac de l’Ezbekieh, le reste fut utilisé pour les constructions ou vendu comme bois de chauffage (Djabarti. Traduction.VI pp.28,39,63-64).

        Le 21 septembre 1798, à l’occasion du 7e anniversaire de la fondation de la république, un immense cirque soutenu par 500 colonnes fut construit au milieu de l’Ezbekieh. La place fut entourée de guirlandes et encadrée de deux immenses arcs de triomphe servant d’entrée et ornés de bas-reliefs représentant la bataille des Pyramides et des versets coraniques. Au centre un obélisque de toile, peint en trompe-l’œil et imitant le granit rouge. Tout autour sept autels antiques se dressaient. Là, en présence du général Bonaparte, cet anniversaire fut célébré ( Louis Brehier : L’Egypte de 1798 à 1900. Paris 1901).

        Le 29 novembre 1798, les français affichèrent dans toute la ville des placards annonçant que le lendemain, sur la place de l’Ezbekieh, ils allaient, au moyen d’une invention française, faire voler une barque dans les airs. La foule comme d’habitude se préoccupa beaucoup de cette affaire. Le lendemain dans l’après-midi , des gens se réunirent autour des français sur la place de l’Ezbekieh. Le chroniqueur Djabarti mêlé à la foule vit émerveillé une « toile » comme une tente suspendues à un mât. Cette toile était tricolore. Il y avait une grande tasse dans laquelle se trouvait une mèche. Cette tasse était suspendue à un mât au moyen d’une chaîne. En haut était un anneau auquel étaient attachées des cordes dont on tenait les extrémités sur les toits des maisons environnantes. Une heure après l’asr (après-midi) on alluma la mèche. La fumée entra dans la toile et la gonfla. La toile s’arrondit comme une grande sphère. La fumée voulait s’élever plus haut, mais elle ne trouvait pas d’issue. On coupa alors les cordes et la sphère monta vers les cieux. Quelque temps après la tasse tomba avec une grande quantité de  proclamations imprimées et le ballon redescendit. Les français rougirent de honte car ce n’était pas une barque au moyen de laquelle on pouvait, comme ils l’avaient prétendu, voyager dans les airs et se rendre d’un pays à l’autre : c’était un simple cerf-volant comme ceux que nos farraches (employés) lancent dans les noces et fêtes publiques » (Djabarti, op. cit. pp.68-70).Le 16 janvier 1799 au matin, dans toutes les rues du Caire, fut placardé un avis annonçant pour la seconde fois, le lancement sur la place de l’Ezbekieh d’un autre ballon comme celui lancé l’année précédente et dont le vol n’avait pas réussi. A midi le même jour une grande foule se massait sur la place et le ballon fut lancé. Il s’éleva cette fois et se dirigea du côté des collines de Barkia où il tomba.  Et Djabarti, méfiant conclut «  Si le vent avait poussé encore jusqu’à ce qu’il fut hors de vue, la ruse aurait réussi et les français auraient soutenu que le ballon avait été dans un pays lointain comme ils l’en prétendaient capable» (Dj. VI p.86).

 

La révolte du 21 mars 1800 à l’Ezbekieh

        Le 22 mars 1800 les troupes, les mamelouks et le peuple se portent à l’Ezbekieh et occupent les maisons inhabitées et certains retranchements. Les canons sont amenés de Matarieh ainsi que d’autres qui se trouvaient enfouis chez certains chefs mamlouks. Ces canons furent dirigés contre la maison du général en chef.

Nassef pacha avec Ibrahim bey El Kebir et une partie de leurs mamlouks s’étaient regroupés à l’Ezbekieh aux environs de Bab El Hawa, à Ataba El Zarka et sur la place de la mosquée Ezbek.

        Le 23 mars 1800 Mohamed bey El Alfi arriva avec ses gens et se retrancha près de la rue Abdel Hak et de la rue El Beidah. Ils se battirent ensuite et s’emparèrent du quai El Khochab et occupèrent la maison d’Ehmed aga Chouekar et celle de Mourad bey El Ezbakaoui.

        Dans les jours qui suivirent, la guerre fut poussée avec la plus grande activité et vers la fin de mars un combat terrible eut lieu entre les français et les assiégés à l’Ezbekieh. Toutes les forces de ces derniers furent dirigées du côté du quai El Khachab. Toutes les maisons se trouvant entre les deux camps furent réduites en cendres par le feu de l’artillerie. Les français avaient miné la maison d’Ahmed Aga Choueikar dans laquelle Ismail Kachef s’était fortifié. Lorsque cette maison sauta, l’incendie se propagea à toutes les belles demeures voisines et les kiosques qui donnaient également sur le bassin et qui furent détruites.

        Chaque moment apportait de nouveaux sinistres et voyait tomber de nouvelles victimes. Tout le monde se trouvait dans les rues à l’exception des femmes et des enfants qui étaient logés dans les granges et les cours. Dans leur terreur ces derniers de cessaient de pousser des cris de désolation, de plus la famine se faisait sentir. A chaque moment les français attaquaient un point quelconque de la ville et enlevaient quelques retranchements, mais aussitôt l’alarme donnée, tout le monde se portait sur le pont menacé et repoussait l’attaque… Pendant ce temps les français ne cessaient de faire des propositions de paix. La révolte dura jusqu’au 21 avril 1800.

 

Le quartier de L’Ezbekieh après la révolte de 1800.

        L’Ezbekieh fut cruellement éprouvé. La partie Est en fut transformée en un monceau de ruines, depuis la mosquée d’Osman jusqu’à la maison du général en chef située à côté du pont de Dekka. Cette partie comprenait la rue Fawala, la rue Katlhoda, le quai de Khachab, la rue el Saket. Du côté Sud, les ruines s’étendaient depuis la porte de Hawa jusqu’au quartier des chrétiens (Dj.VI, pp 199). Beaucoup de ces maisons en ruine furent détruites, ce quartier reçut donc un soin particulier des armées françaises qui y avaient leur Q.G.(Dj.VI pp 302-303).

 

Etat de ruine de la place de l’Ezbekieh au départ des français : Mai 1803

        Une partie des quartiers environnants la place ayant été détruit par le feu, l’aspect de delle-ciavait bien changé. De plus les français y avaient fait déposer quantité de matériaux provenant, soit des ruines, soit des portes arrachée aux rues de la ville. L’habitude était prise et en mai 1803, on continuait à jeter dans le lac les terres provenant des démolitions. Bientôt le lac fut comblé en grande partie, mais comme on n’avait suivi aucun plan déterminé, la vue de l’esplanade devint fort désagréable. On n’y voyait que des petites collines et des monticules de terre au lieu de ce qui avait été la promenade la plus recherchée des habitants du Caire qui y venaient surtout pour respirer l’air pur (Dj.VII 170-171). A l’occasion du Mouled el Nabi, célébré le 1er juillet 1803, on ne fit selon l’antique tradition aucune illumination, si ce n’est devant la maison du Cheikh el Bakri, à cause de la ruine presqu’entière du quartier.

 

L’Ezbekieh de 1806 à 1837

        Le 30 mai 1806 des tentes furent dressées à l’Ezbekieh en face de la maison de Mohamed-Ali, le nouveau pacha,(qui se trouvait rue Abdel Hak el Sombati, donnant sur la place)et de celle du cheikh el Bakri, en vue d’une nouvelle célébration du Mouled el Nabi. Le 21 septembre 1806 arrivait au Caire un messager porteur d’une lettre du sultan, maintenant Mohamed-Ali au gouvernement de l’Egypte. Après lecture de cette lettre, des réjouissances eurent lieu dans toute la ville pendant trois jours et trois nuits. Le pacha permit aux barques d’entrer dans le Khalig et à l’Ezbékieh où des feux d’artifice furent tirés (Dj. VIII 19,40-41).Au début du règne de Mohamed-Ali, son ministre des Travaux Public, Borhane bey, fit entourer le lac d’un quai (sad) pour en y créer un véritable étang avec possibilité d’y faire à nouveau circuler des barques pendant la crue et de le transformer champ pendant la période sèche.Près de ce quai fut creusé un canal de 20 pieds de large, communiquant avec le lac par des ouvertures par lesquelles l’eau arrivait et l’alimentait en période sèche (Elias el Ayoubi : Tarikh Masr fi ahd el Khedewi Ismail Bacha. Caire 1923, t.I p.144). En 1824 on y mit un jeune crocodile (M. de Verninac de St Maur : Voyage du Luxor en Egypte p.86, Linant de Bellefonds pp 596-597). Cette place ne rappelait déjà plus ce que les artistes français contemporains de Bonaparte avaient vu et répercuté sous mille formes grâce à leur crayon ou pinceaux. Certains palais avaient fait place à d’autres de style plus ottoman. Les ruines consécutives aux révoltes des habitants du Caire avaient fait place à de nouvelles constructions (La contemporaine en Egypte, Paris 1831, t. I p.318, rapportant son entrée au Caire dans la soirée du 16.7.1829).Après avoir été un lac, puis un bocage plein de mystère, l’Ezbekieh servait occasionnellement de champ de foire (Edmond About : Ahmed le fellah. Revue des Deux-Mondes, 1.3.1869, t. 80 p.245). Venant de Boulac par l’avenue du même nom on pénétrait sur la vaste esplanade par les portes de Bab el Guenena ou de Bab el Elfi. L’Ezbekieh était entourée de trois côtés par des palais de style constantinopolitain, et du côté nord par une longue rangée de maisons, hautes et basses, faisant partie du quartier copte . Du côté ouest, à l’emplacement du vieux palais d’Elfi bey, démoli depuis longtemps et qui avait servi de résidence à Bonaparte, puis à Kéber et Menou, et du palais suivant également démoli dans lequel s’était trouvé le QG français pendant l’Expédition d’Egypte, se trouvait un palais habité par Moukhtar bey, Ministre de l’Instruction Publique en 1837. Le jardin de ce palais se trouvait annexé au palais suivant appartenant à la princesse Nazli hanem, veuve du Defterdar, et fille de Mohamed-Ali ( Puckler Muskau,op.cit.p.2415,215 et 219, Sophia Poole : Englishwoman in Egypt, écrit en novembre1842,pp.151-152). Du côté  Est se suivaient deux palais dont l’un avait été habité par Khosrof pacha, l’autre par Mohamed-Ali, et qui avait été ensuite transformé en lazaret ou hôpital.

 

Le jardin de l'Ezbekieh

Les grands travaux de 1837

        Mohamed-Ali fit dessécher une fois pour toute le lac de l’Ezbekieh, qui était jusqu’en 1837, une plaine basse recouverte chaque année par l’inondation. En 1837 et 1838, le vice-roi fit subir à cette place une première transformation. Les buttes de décombres qui se trouvaient entre Le Caire et le Nil, au-delà du pont de Bab el Louk, furent employées à relever le niveau du sol ; le lac fut transformé en un vaste jardin entouré d’un canal dans lequel étaient parquées les eaux de l’inondation et qui empêchait le centre de la place d’être inondé. Ce canal allait se déverser dans le canal el Maghrabi, lui-même rejoignant le grand canal du Caire, le Khalig el Masri près de la mosquée el Daher (H. de Vaujany : Le Caire et ses environs. Paris 1883, pp.128-129, Charles Didier : Les Nuits du caire, p.9). Grâce au creusement de ce canal, les eaux de l’inondation ne recouvrait plus désormais le centre de l’Esplanade (Wilkinson : Modern Egypt , 1843 t.I, p.199). A l’instigation de son fils Ibrahim pacha, Mohamed-Ali fit construire d’après les plans de l’ingénieur Marilhat, sur la plus grande partie de l’ancienne place un grand parc qui fut vite très fréquenté  et qu’Ibrahim pacha acheva en le faisant couvrir d’arbres ( François Doriant : L’Ezbekieh. La Revue du Caire, Janvier, p.153 ; Arthur Rhôné : coup d’oeil sur l’état présent du Caire, op.cit. p.60). Une partie du nouveau jardin continua cependant à servir de champs de culture. Le nouveau jardin devint rapidement un fouillis inextricable de végétation, des arbres parmi lesquels trônaient de magnifiques sycomores, les haies et les branchages s’entremêlaient (J.C. Coan : Egypt as it is, London 1877, p.51 ; L’Egitto antico illustrato e l’Egitto moderno, Alessandria 1865 ; Angelo Sammarco : Histoire de l’Egypte moderne depuis Mohamed-Ali jusqu’à l’occupation britannique (1801-1882), t.3, Le règne du Khédive Ismail de 1863 à 1875. Le Caire 1937). Les travaux de transformation de l’Ezbekieh, s’ils eurent lieu sous le règne de Mohamed-Ali, furent principalement l’oeuvre de son fils Ibrahim pacha (François Levernay : Guide Général d’Egypte, Alexandrie 1868). Une large avenue fut tracée au centre du jardin, passant sur des ponts aux extrémités. On établit d’un côté un café européen, de l’autre un café turc (Wilkinson : Modern Egypt , 1843, I p.199). Une avenue circulaire bordée d’acacias faisait le tour de la place (Louis Pascal : Le Caire. Voyage en Egypte. Paris 1861, p.46, [ce voyage eut lieu en février et mars 1860] .L’Ezbekieh devenait la promenade à la mode en toute saison.

 

L’Ezbekieh de 1837 à 1863

        Les arbres plantés en 1837 avaient vingt ans plus tard fait plus de progrès que certains arbres d’Europe en soixante ( Viator : Une excursion en Egypte. Extrait de la Gazette du Midi. Marseille, p.9 1859, Clot bey : Aperçu général sur l’Egypte, Bruxelles 1840, I p.233 ; Louise Colet : Voyage en Orient, 1879, p.80 ; Sophia Poole : The Englishwoman in Egypt I p.51-52 ; G. de Nerval : Voyage en Orient, Paris 1862, I p.107 [écrit en 1843] ). Après 1837, les immeubles du quartier copte, sur le côté nord de l’Ezbekieh, commencent à disparaître pour faire place aux premières constructions européennes, entassées les une contre les autres sur le tracé de ce qui deviendra plus tard la rue Kantaret el Dekka. Dès 1840 s’élève de plus en plus de maisons de ce genre (Georges Guindi Bey et Jacques Tagher : Ismail, Le Caire 1946, p.147 ; Comtesse Elisabeth B..: Souvenirs d’un voyage en Egypte, Paris 1866, p.20 ; J.J. Ampère : Voyage en Egypte et en Nubie, Paris 1868, p. 233 [écrit en 1844] ). Des lieux de divertissement s’établissent un peu partout (Gabriel Charmes : Cinq mois au Caire et dans la Basse-Egypte, Le Caire : 1889, p.51). Le soir venu la joyeuse musique des cafés chantants retentit. Au détour des allées c’est de la musique arabe, grecque, italienne, française ou turque qui se fait entendre. Des bancs et des chaises sont disposés sur la place et les gens s’y installent pour passer le temps (Louis Pascal : La Cange.Voyage en Egypte. Paris 1861, p.48). L’arrangement de ces établissements est encore primitif. Celui de « bella Venezia » est en 1864, parmi les meilleurs. Ce n’est toutefois qu’une détestable baraque à la porte de laquelle on voit quelques malheureuses chanteuses européennes horriblement  laides. D’autres cafés non moins courus égayent les soirées. Au café des Délices une tribu allemande joue des airs à la mode.  Aux cafés-concerts du Grand Orient ou de l’Alcazar étaient jouées des pièces qui auraient pu tenir l’affiche au Théâtre du Palais-Royal à Paris ( L. Gardey : Voyage du sultan Abdel-Aziz de Stamboul au Caire, Paris 1865, pp.83 et 103).En janvier 1864, la comtesse de Robersart  appelle l’Ezbekieh le centre européen et élégant de la ville, où, sous les beaux arbres, la musique retentit sans cesse (Ctesse de Robersart ,1867, p.57).Sous le règne de Said pacha, l’orchestre du vice-roi y jouait de la musique militaire et du Mozart . A l’ombre des sycomores les baladins et les bouffons amusent par leur tour, leurs histoires ou leurs chants. Il y avait un passage continuel de chameaux, piétons, cavaliers ou carrosses  se rendant soit à Boulac par la porte Bab el Elfi, soit à Choubra par la porte Bab el Hadid. C’est le lieu où l’Orient et l’Occident se rencontrent. Les clients des cafés jouent aux dominos, innovation qui faisait alors fureur au Caire et qui avait été importée d’Europe vers le milieu du 19e siècle. Jusqu’en 1842 la promenade de l’Ezbekieh était encore ceinte d’un simple mur qui était le mur même de la ville. Ce mur était en partie celui de Saladin, mais certains morceaux avaient été rajoutés. A la fin de cette année là, l’Ezbekieh est dégagée de tous côtés par la démolition de la portion ouest du mur de la ville qui l’enserrait. (Marius Schemeil. Le Caire p. 127, Edwin de Leon, agent et consul-général en Egypte : The Khedive’s Egypt. London 1876, pp.54-55). Le 8 août 1847, un fort tremblement de terre qui dura un peu plus d’une minute détruisait à l’Ezbekieh 14 maisons partiellement, une maison en totalité, 2 minarets en partie (Takouim el Nil. Mohamed-Ali, p. 553).

 

Les grands travaux du Khédive Ismail pacha  de 1863 à 1872 :

        A l’avènement d’Ismail, la vieille place de l’Ezbekieh était encore intacte. Le nouveau vice-roi fit subir à cette promenade une complète transformation : sur l’espace primitivement occupé par l’ancienne Birket, que Mohamed-Ali avait intégralement conservé en créant son jardin, une étendue de 20 feddans (8  hectares) de forme octogonale, fut tracée au milieu. Un remblai de deux mètres de moyenne fut érigé avec du limon pris au bord du Nil, ce qui fit disparaître presque tous les vieux arbres. Sur la partie orientale s’élèveront successivement le Cirque et l’Opéra, et on y aménagera la vaste Place de ce nom. Sur l’occidentale, on construira bientôt tout un quartier d’immeubles à arcades de style européen.

        L’ancien parc que Mohamed-Ali avait créé là à partir de 1837, avait le double inconvénient d’être mal entretenu et mal organisé. Cependant, à l’avènement d’Ismail, ses arbres avaient acquis une force et une majesté séculaires. Mais il servait par moment tantôt de marché, cafés populaires ou foire. L’ancienne promenade de l’Ezbekieh était en quelque sorte une forêt vierge en miniature (E. Gellion-danglar : Lettres sur l’Egypte, p.238). Ce magnifique jardin poudreux voyait défiler tout le long du jour et de la nuit un monde bigarré et disparate. Il suffisait dans la journée de s’asseoir sous un arbre, des chaises étaient mises à la disposition des visiteurs, et de se promener sans bouger de place. Pour le visiteur c’était la vraie vie de l’Orient qui défilaient, des fiacres découverts où s’étalaient des grecs, italiens, ou français à chapeau mou. Des flots d’ânes circulaient au grand trot, dans un océan de poussière. Sur ces bourricots chevauchent aussi bien des pachas que des gendarmes. Les beaux attelages suivent ou précédent, venant tous de Londres ou de Paris. Les enfants se balancent dans des boîtes carrées, peinturlurées de rouge et de jaune, qui remplacent les chevaux de bois des foires européennes. Les femmes passent et repassent en noir de la tête aux pieds. C’est encore à l’Ezbekieh un défilé qu’on ne voit qu’aux Champs-Elysées, surtout le jour des courses , un véritable carnaval  (Edmond About : Ahmed le fellah. Revue des Deux-Mondes, t.80, du I.3.1869 : pp.245-246). C’est par la transformation de l’Ezbekieh qu’Ismail voulait commencer à européaniser sa capitale. Embarrassé par les délits qui s’y commettaient sous les arbres de son père, que le soleil n’arrivait jamais à percer, désireux d’en faire une promenade rigoureusement interdite à toute autre manifestation, comme les marchés, les foires ou les cafés volant : il voulut faire cesser cet état de choses. De plus, impressionné, « tourmenté même » de ce qu’il avait vu faire à Paris, aux parcs Monceau ou Luxembourg, le quartier fut livré à tous « les excès de civilisation (Recueil d’ouvrages donnés par Arthur Rhôné.3 : Coup d’œil sur l’état présent du Caire. Paris 1882. Gazette des Beaux-Arts, p.60) et fut livré dès les premiers mois de son règne à la spéculation.

        Dès 1863, les hommes d’affaires profitant de leur faveur, présentèrent au vice-roi, un projet qui fut agréé. Il consistait à prendre une certaine partie de la place surtout vers le sud pour en faire des terrains à bâtir et y élever un nouveau quartier (Linant de Bellefonds). Une société groupant ces intérêts se forme et une muraille qui doit ceindre la promenade de l’Ezbekieh est commencée. Le but de cette clôture est de faire de l’esplanade un parc régulier. Deux ans plus tard le groupement était en déconfiture et les travaux sont interrompus (E. Gellion Danglar : Lettres sur l’Egypte (1865-1875). Paris 1876, pp.13-14). A côté de ce premier projet, un second plus grandiose émanait du vice-roi et tendait à doubler la superficie du Caire en créant  tout à côté une nouvelle ville. Le point de départ de ce projet, l’avant projet pourrait-on dire, était l’ancienne place de l’Ezbekieh. Sur la majeure partie de celle-ci devait être construits un opéra, un cirque et un premier quartier européen, des boulevards et sur l’espace restant un jardin public sur le modèle des parcs européens.

        La démolition de l’antique place commença en 1865. Considérée dans son ensemble comme la plus typique du Caire, cette transformation fut jugée avec amertume et  par beaucoup comme une profanation. En effet  elle représentait à elle seule l’Egypte des premiers musulmans, mélange de grandeur et de naïveté, art primitif et parfait. Les vieux palais monumentaux sculptés de dessins bizarres et harmonieux, puis disséminés parmi ces demeures splendides de tous petits cafés débordant sur la place couverte d’épais sycomores centenaires que le soleil n’arrivait jamais à percer. Devant les minuscules tables, ou plutôt tabourets, de graves turbans absorbés dans la fumée de tchibouks et des narghilés qu’accompagnaient le moka, l’araki, le haschich, peut-être berçant la rêverie des consommateurs. Tout cela disparut à partir de 1865.

        L’amertume est grande parmi les Européens lorsqu’ils virent commencer la démolition de l’antique place qu’ils estimaient la plus typique et où l’on se trouvait en plein orient séculaire; «  une profanation déclaraient-ils les yeux presqu’humide ». (Jacques Vincent : Le Canal de Suez. Ferdinand de Lesseps intime. Paris 1935.pp.22-23). Ce qui restait à disparaître méritaient de douloureux regrets : vieux palais monumentaux, sculptés de dessins bizarres et harmonieux.

        En décembre 1866 les travaux de transformation qui étaient bien avancés sont brusquement interrompus, bien que l’esplanade soit couverte de pierres et de plâtras rendant tout déplacement impraticable. D’ailleurs, personne ne s’y promène plus. C’est que le vice-roi, qui ne va pas tarder à être promu khédive, a d’autres projets. La décision de créer le quartier Ismailieh bouleverse tout, et en 1867 est amorcé le lotissement de l’Ezbekieh. La partie droite est tronquée la première ; on y construit l’Opéra et le cirque. Si les travaux semblent ralentir pour un temps, ils reprennent cependant pour être menés à bonne fin vers la fin de l’année 1868.  Ali pacha Moubarek annonce en ces termes ces transformations « L’Ezbekieh a été morcelée et réaménagée en même temps que fut créé le quartier Ismailieh, alors que j’étais Nazir (Ministre) des Travaux Publics » (Ali pacha : Khitatt. T.III p.67). Dans l’esprit du nouveau Khédive, il s’agissait de créer au centre même de la ville et de toute pièce un quartier européen. Les  travaux reprennent en juin 1868 (Murray’s Handbook. Egypt.london 1875, p.140 ; Vaujany. Le Caire et ses environs, p.129 ; J.Millie : Alexandrie et Le Caire. Collection Guide Bijou. Milan.1868. 3e édition. Plan du Caire en hors-texte. E. Gellion-Danglar, op.cit.p.164). Des légions de travailleurs remuant des pierres et de la terre, tracent des rues, des boulevards, posent des bordures de trottoirs et des candélabres pour le gaz. Gellion Danglar, qui traverse l’Ezbekieh le 6 juillet 1868 aperçoit ces travaux à travers des nuages de poussière. Il entend les entrepreneurs européens dirigeant les travaux, criant, jurant et tempêtant en allant et venant. « Je me persuadais que Monsieur Haussmann avait échoué sur les côtes basses de l’Egypte où le Vice-Roi l’avait recueilli ; qu’il avait été fait pacha à plusieurs queues et que le bouleversement dont j’avais été témoin marquait seulement le début de son œuvre» (Gellion Danglar, op.cit.lettre écrite d’Abbassieh le 6.7.1868 pp.163-165). On ne voit plus qu’une accumulation de pierre, des candélabres sans lanternes, des tuyaux, du plâtre, beaucoup de poussière. Des fossés sont creusés un peu partout. La partie occidentale est livrée à la spéculation et transformée en terrain à construire des habitations européennes. Des parcelles de terrains furent vendues à raison d’une demi-livre le mètre.

        Le khédive Ismail fut à cette époque blâmé, critiqué, pour avoir gâché ce beau jardin. Il essaya de se justifier en dépensant tout l’argent rapporté par la vente de ces terrains dans la création et les embellissements du nouveau jardin (Yacoub Artin pacha : Essai sur les causes du renchérissement de la vie matérielle au Caire. Le Caire 1907, p.111).

        En moins de quatre ans un quartier moderne s’éleva bientôt complété sur le pourtour par les quartiers avoisinants de l’Ismailieh, de l’Opéra, de l’Ataba et du Mouski. Aux angles du nouveau parc, de forme octogonale, furent tracées les spacieuses places de l’Opéra, Ataba, Khazindar et Kantaret el Dekka. Celui-ci est entouré d’une belle et haute grille en fer, épousant la forme du jardin, et fermée par quatre portes monumentales, une à chaque point cardinal. ( Grille du jardin de l’Ezbekieh . plan de Grand bey.1874. Aladenize. P.130 n° 559).  On y établit des tourniquets où à parttir de cinq heures du soir on percevait une piastre par visiteur. De jour, l’entrée du parc était gratuite. Certains beaux arbres purent être conservés car à leur endroit le sol fut peu remblayé, tandis qu’ailleurs le sol fut partout exhaussé (Delchevalerie : les Promenades…1899).A ce moment là, Le Caire commence à être éclairé au gaz.

        Des millions furent engloutis à faire, défaire et recommencer des essais de jardins publics (Arthur Rhoné : Coup d’œil sur l’état présent du Caire. Gazette des Beaux-Arts. Paris 1882. p.60).

        Le khédive avait pensé dès l’ouverture du nouveau jardin, d’après un premier projet, qui n’eut pas de suite, d’y élever au centre une colline au sommet de laquelle serait dressé un monument à la gloire de son père, Ibrahim pacha. Des deux côtés de la colline, deux fontaines publiques (Gellion Danglar  pp.163-164). Celles-ci seules furent menées à bonne fin et finirent par orner les futures places de l’Opéra et Kantaret el Dekka. Finalement la statue fut érigée au centre de la place Ataba, devant l’entrée de la rue Mouski. Elle fut abattue par les émeutiers en 1882. La fontaine de la place de l’Opéra sera détruite sous le règne du khédive Tewfick lors de l’érection à son emplacement de la statue d’Ibrahim pacha, réparée et restaurée. Deux nouvelles fontaines, plus petites seront alors construites de part et d’autre du monument. On était prêt pour le fêtes inaugurales du Canal de Suez. Des attractions d’un genre nouveau furent offertes à la population du Caire. L’aéronaute Louis Godard, s’intitulant pompeusement « aéronaute de S.M.l’Empereur des Français », accompagné de son camarade Poilay s’éleva le 13 décembre 1869 du jardin de l’Ezbekieh à bord d’un magnifique ballon « Le Sphinx ». Les aéronautes après plus de deux heures de vol, atterirent dans le désert de Guizeh, près de la Pyramide de Dahchour. Quelques jours plus tard cet exploit devait être recommencé. En effet, le 26 décembre, un autre ballon « L’Impératrice » prit l’air avec également des passagers (Georges Douin : Histoire du règne du khédive Ismail. Rome 1934. t.II,p.475) .Ces exploits devaient être repris peu après devant le public alexandrin sur d’autres ballons « le Cléopatre » et le « Napoléon » (Le progrès des 18.12.1869, p.3 et 5.3.1870, p.8 )

                                                                  

Travaux de l’agronome G. Delchevalerie.

        De 1868 à 1870 les travaux de transformation furent entrepris par l’agronome français, G. Delchevalerie que le nouveau khédive avait engagé lors de son voyage à Paris, et probablement sur les conseils d’Haussmann, en 1867. De nombreux arbres équatoriaux, chinois, indiens et même soudanais furent plantés. Tout autour du nouveau jardin fut creusée une petite rivière sur laquelle on avait établie « pour la régénération industrielle du peuple égyptien, tout une fourniture de ponts variés : ponts droits, ponts biais, points de bois, ponts de fer, ponts de pierre » (A. Rhoné. Coups d’œil sur l’état présent du Caire, pp. 60-63). Des oiseaux aquatiques furent installés aux bords des eaux qui furent remplies de poissons.

        Au milieu du nouveau jardin, on éleva une montagne et on y prépara d’importantes fondations destinées à recevoir la statue équestre du défunt Vice-roi Ibrahim pacha commandée à Paris. (E. Gellion Douglar. Lettres sur l’Egypte, pp.163-164)

        Edmond About lui aussi le compare au célèbre parc parisien : «  Par une dernière transformation l’Ezbekieh  sera bientôt le parc Monceau du Caire. Au moment de notre arrivée (janvier 1868) on déballait les grilles, on sacrifiait à l’alignement des mimosas grands comme des chênes et tout en fleurs » (Ed. About. Ahmed le fellah. pp. 245-246).Le nouveau jardin fut éclairé au gaz. Quelques mois plus tard, « l’Ezbekieh, métamorphosée, réduite des 2/3 n’est plus qu’un parc peigné, grisé et pommadé « comme le parc Monceau » ( Gellion Danglar, op.cit. Lettre du Caire du 27.2.1867.p.238). De son jardin primitif (celui créé en 1837), il ne gardait qu’une ceinture de grands acacias s’élevant sur ses anciennes limites, que bientôt les constructions nouvelles et à arcades cacheront à une vue d’ensemble  (Louise Colet : Voyage en Orient  pp. 80 et 86). Tout est accompli.

        A grands fracas le 19 mars 1870 le quotidien du Caire « Le Progrès » annonce que l’on vient de remanier encore le plan de l’Ezbekieh. C’est, écrit le chroniqueur, la septième transformation que subit ce jardin qui a commencé par être un lac et « qui le redeviendra peut-être un jour si la fantaisie en prend à Son Altesse. » (Le Progrès du 19 mars 1870, p.3).

        Le démon du mieux continuant à souffler, l’architecte paysagiste Jean-Pierre Barillet-Deschamps (1824-1875), ancien jardinier en chef de la ville de Paris, créateur du Bois de Boulogne et du parc de l’ancien Trocadéro( architecte paysagiste de son état), fut mandé au Caire par le khédive.Il arrive en 1870 et y travaillera jusqu’en 1875 car à cette date il mourut au retour de son voyage en Orient (il devait créer les nouveaux jardins des palais de Guizeh et de Guézireh). Sous sa direction tout est une nouvelle fois de plus (la huitième) bouleversé (Le Bosphore Egyptien, 21.1.1886 p.1) : il avait fait partie de la remarquable équipe parisienne d’Haussmann qui transformera la ville : Baltard, Davioud, et Hittorf à qui l’on doit entre autres les Halles, Saint Augustin, la gare du Nord, l’aménagement des places de l’Etoile,la Concorde, la Nation, Saint-Michel et le Châtelet. Notre héros faisait partie d’une seconde équipe chargée des espaces verts et des jardins qui comprenait également Alphand et Edouard André et qui remodelait les Bois de Boulogne et de Vincennes et créait les Buttes-Chaumont, les parcs Monceau et Montsouris (Archives du Palais d’Abdine : Boîte 58/2. Note de Barillet à Riaz pacha du 14.1.1870 : Mesures à prendre pour relever les plans des Palais de Guizeh et Guezireh).

        Armé de son système, Barillet-Deschamps transforme tout, montagne, ponts et rivière. A la place de la montagne, un pont est créé. La statue équestre qui devait la surmonter sera érigée loin du jardin, sur la place Ataba el Khadra. On eut grand peine à défaire les fondations tant elles étaient solides. La rivière changea de cours. Un nouveau jardin naquit. «  On suppléa ingénieusement », ironise Rhoné(Coup d’œil sur l’état..op.cit.p.60), « aux arbres abattus et à ceux qui devait pousser, par des réverbères en forme de tulipes géantes aux pétales de verre coloré ». De vastes gazons furent plantés et des pelouses créées dans le nouveau jardin et sur les places adjacentes autour des fontaines publiques (G. Delchevalerie : Sur les végétaux d’ornement et d’utilité. Journal de la Société Centrale d’Agriculture, 2e série, VI,1872. p.22). « Celui qui a vu jadis la place de l’Ezbekieh », écrit en 1869 Henri Guillemot (Henri Guillemot : Le Khédive d’Egypte. Paris.1869, p.13) « ne pourrait la reconnaître tant elle a subi de changements C’est à rendre malade Monsieur Haussmann. Les kiosques se construisent. On bâtit des théâtres, opéras, casinos, cafés chantants ». Pierre Pichot annonce en cette même année : « L’Ezbekieh aujourd’hui déblayée, haussmannisée, sera le centre de la nouvelle ville »( Pierre Pichot Souvenirs de voyage. Les invités du Khédive dans la Haute-Egypte. Revue des Deux-Mondes p.196 et Revue Britannique, 8.9.1869).

        Au cours d’une grande fête populaire donnée en présence du khédive et de ses ministres, le jardin de l’Ezbekieh fut inauguré en 1872. Un spectacle féerique de feux de Bengale géants servit de cadre à cette manifestation de liesse (El Kettab. Janvier 1948. p.143). Ces derniers travaux avaient duré cinq ans.

        Avec Barillet-Deschamps et Delchevalerie, nous nous devons de citer le naturaliste suisse devenu horticulteur, Christian Stamm, de Schleitheim (canton suisse de Schaffhouse) qui est aussi parmi les créateurs du jardin de l’Ezbekieh (Stamm participa aussi sous Ismail aux travaux d’aménagement des jardins de Choubrah et de Guizeh. Stamm fut envoyé par le khédive sur les confins de l’Ethiopie où il rejoignit Muzinger pacha, puis aux Indes. Il rapporta de ses voyages des plantes nouvelles et plusieurs semences d’arbres inconnus sur les rives du Nil. C’est grâce à Stamm, assure-t-on que les premiers manguiers furent plantés en Egypte (Christian Stamm in Cent ans de vie suisse au Caire.1946).Le 30 septembre 1872, dans la soirée, un mémorable feu d’artifice fut tiré dans le jardin, le jour où était lu à la Citadelle un firman impérial (Douin : op.cit., p.665).

 

L’Ezbekieh en 1875

        En se promenant aux environs de 1875 dans le jardin de l’Ezbekieh, voici ce que l’on pouvait voir : en entrant par la grille centrale se trouvant face au palais Kamel pacha et en se dirigeant vers la droite, on passait devant un café européen pour arriver à un kiosque à musique sur lequel flottait le drapeau turc. Un orchestre militaire venait jouer là certains après-midi jusqu’à une heure avancée de la nuit des airs européens et turcs. Tout autour étaient disposées des chaises en fer où toute une société cosmopolite pouvait prendre place. L’on ne tardait pas à arriver ensuite à un énorme  rocher artificiel formant une grotte surmontée d’un belvédère rustique d’où l’on avait une vue dominant le jardin et une partie de la ville. La grotte était occupée par un café grec où l’on fumait le narghileh. Une cascade dont les eaux tombaient à flot dans le fond de la grotte formait un petit canal rejoignant un lac miniature occupant le cœur du jardin. Des canots embarquaient de petits explorateurs pour de courts périples.

        Au travers des feuillages, émergeant au milieu des grands arbres où des bosquets l’on pouvait apercevoir d’élégantes constructions de tous styles.

        Le lac pouvait être contourné et le ruisseau traversé par une passerelle. On arrivait bientôt à un autre pavillon entouré d’un grillage de bois servant de café-concert où le soir venu, des romances arabes se faisaient entendre au son d’un orchestre local installé à côté sur un divan.

        De grandes pelouses, des milliers d’arbres et d’arbrisseaux d’essences rares et diverses, des baobabs dont les branches inclinées vers la terre y reprenaient racine, formait comme une immense colonnade et donnaient l’impression que l’on se trouvait dans les savanes des forêts vierges. Des fleurs de tous pays, des figuiers du Bengale (G. Delchevalerie, Sur les végétaux d’ornement et d’utilité, p.4) de grandes étendues de pelouses plantées de gazon, sillonnées de multiples allées recouvertes de sable fin.

        Dès l’origine, le système de location des chaises, commun aux parcs publics de Paris à cette époque, fut appliqué, mais il fut abandonné par la suite. On arrivait en parcourant les sinueuses allées du jardin au Théatre de l’Ezbekieh. Un peu plus loin, à l’un des angles du jardin, se trouve une grande pagode chinoise avec ses toits relevés et où, les jours de fête, s’installe un orchestre. Tout près un élégant chalet abrite le restaurant Santi qui possède lui aussi son orchestre (Léon Hugonnet : En Egypte. Paris 1890, pp 316-319 ; H. de Vaujany : Le Caire et ses environs. Paris 1883, pp 128-130 ; M.Zulficar bey, directeur des parcs et jardins de la ville du Caire : Les jardins d’agrément de l’Egypte moderne : Numéro spécial de la Bourse égyptienne, 15.2.1933). Un grand photographe parisien, Emile Béchard, y avait ouvert un élégant magasin et y opérait « à pied et en monture ». Un guignol attirait les enfants, enfin de nombreux oiseaux agrémentaient le jardin, des paons, des cygnes ou des canards. L’arrosage du jardin se faisait comme dans les squares de  Paris, au moyen de tubes de caoutchouc montés sur des roulettes.

        L’éclairage au gaz avait été installé dès l’origine dans le parc. Des tulipes géantes en bronze cachaient les becs de gaz se trouvant dans des globes de porcelaine translucides. Le petit lac était entouré d’une rampe de becs de gaz formant un long chapelet de globes en verre dépoli se trouvant près du niveau de l’eau semblables à de grosses perles se déployant autour du lac et sur les bords du ruisseau. D’innombrables becs de gaz furent également disséminés au milieu des arbres. Les soirs de fêtes, l’Ezbekieh offrait un aspect féerique. De toutes parts s’échappaient des flots de musique et « des essaims de jolies femmes en toilettes ravissantes, constellées de bijoux, unissaient les fraîches couleurs de leurs robes à celles des fleurs et produisaient une enivrante symphonie polychrome »(Léon Hugonnet : En Egypte. Paris 1890,pp 318-319). Toute cette féerie n’empêche pas que soit regrettée l’ambiance réellement orientale de l’ancienne place qui a complètement disparue depuis le début des travaux qu’y fit faire le khédive Ismail. Pour certains ce nouveau jardin à l ‘européenne n’était que banal, terne et affecté (Dewin De Leon , agent et consul général en Egypte : The Khedive’s Egypt or the old house of bondage under new master. London 1876, pp 54-56).

 

L’Ezbekieh de 1879 au milieu du XXe siècle

    Les égyptiens et les européens s’y réunissaient avant d’aller terminer ailleurs leurs soirées (Jules Munier : La presse en Egypte [1799-1900].Notes et souvenirs. Le Caire 1930, p.7) : « C’est dans ce magnifique jardin », écrit-il,  « que nous nous réunissions le soir avant d’aller prendre l’apéritif au café Passe (nom du propriétaire), récemment promu café de la Bourse ou chez Madame Chiaramonti dont l’établissement voisin du café-concert l’Eldorado, était devenu le lieu de rendez-vous de la colonie française. Après les soirées d’opéras et d’opéra-comiques  nous faisions une station à la brasserie Gérard avant de rentrer dans nos foyers respectifs. Ce fut chez Madame Chiaramonti qu’en 1881, nous vint l’idée de fonder une revue humoristique sous le titre de Darabouk (sorte de tambourin en terre cuite). Nous avions confié les fonctions de directeur-gérant à notre ami Chauvet dont la librairie était un centre que ne dédaignaient pas de fréquenter les célébrités de passage comme Cazeneuve, Barjon, des prestidigitateurs, les artistes du khédivial ainsi que la jeunesse européenne ».

    Après l’occupation militaire par les anglais, en septembre 1882, le kiosque nord-ouest était réservé aux orchestres militaires égyptiens et anglais qui y jouaient de la musique européenne. Dans les kiosques ou les cafés du sud-ouest on pouvait entendre de la musique arabe ou turque (Murray’s Handbook. Egypt.1888.p.203).

    Blanche Lee Childe qui visite l’Egypte en 1881, se fait l’écho des derniers regrets de vieux cairotes quant à l’aspect oriental définitivement perdu de l’ancienne place : « La place de l’Ezbekieh qui était autrefois, me dit-on, plantée de palmiers, pittoresque, orientale, est absolument haussmannisée. Le jardin est entouré d’une grille, et tout autour, de hautes maisons de location s’élèvent à l’instar de la rue de Rivoli » (Blanche Lee Childe : Impressions de voyage [1881 ].Revue des Deux-Mondes du 15.7.1882, t.52, p.303 à 341).

    L’animation du jardin va en déclinant, bien qu’en fin de siècle de nombreuses manifestations y soient tenues. Le 14 juillet 1889, le centenaire de la révolution française y est célébré par la colonie française au cours d’une grande fête (Egyptian Gazette, Juillet 1889).Un cercle d’escrime est installé en 1894, dans un bâtiment qui lui était destiné. Il existait aussi à l’Ezbekieh en 1895, un petit cercle français « le cercle Péripatéticien » qui se réunissait tous les soirs en plein air, s’il faisait beau et regroupait les nombreux français du Caire, de tous les milieux et de toutes les idées, unis d’un même élan pour la défense de leur pays. Parmi les membres les plus connus, Ernest Gavillot, qui dirigeait le quotidien « Le Bosphore Egyptien » et habitait à Manial el Roda l’ancien Palais du dernier duc d’Aumont (Le Sphinx, 2.5.1891, p.1 ; Le Progrès, Novembre 1894 ; Emile Delmas : Egypte et Palestine. Paris, 1896).

    Jusqu’à 1914, le jardin sera encore le témoin de diverses manifestations. En 1898, une grande exposition agricole y est organisée par la Société Khédiviale d’Agriculture. Par la suite, leur tradition se perpétuera mais émigrera à Guézireh, dans un palais d’exposition spécialement conçu.

    En 1899 la grotte est reconstruite, avec un aquarium et de petites cascades en miniature (Sir W.E.Garstin : Report upon the Public Works department 1899. Cairo 1900, p.269). Mais déjà vers 1900, la bonne société s’était déjà déshabituée du jardin qui la plupart du temps était presque désert (Guide Joanne : Egypte. Paris 1900. t.2 p.252). La longue agonie du jardin, interrompue par les deux guerres mondiales a commencé. En 1903, par mesure d’hygiène, le lac central fut remblayé et remplacé par un bassin à fontaine, mais le canal de la grotte fut conservé (Le Progrès. 3 Novembre 1903, p.2).Avant son comblement, le lac fut vidé le 12 septembre 1903, et une grande variété de poissons envoyée à l’aquarium de Guézireh et Zoo de Guizeh où ils allèrent peupler lacs et canaux (Public Works Ministry. Report for 1903. p.423). En janvier 1904, l’aéronaute suisse Spelterini, originaire du Tessin, célèbre alors pour ses nombreuses ascensions en ballon libre dans toute l’Europe, arrivait au Caire. Il organisa en partant du jardin de l’Ezbekieh, des ascensions en ballon avec passagers, en atterrissant aux environs de la ville, suivant les caprices du vent à l’Est ou à l’Ouest. Une foule de curieux assemblée à l’Ezbekieh et dans ses alentours immédiats, assistait à ce spectacle (Cent ans de vie suisse au Caire. Livre d’Or. Alexandrie 1946. pp.168 et 250).

    Peu après le déclenchement des hostilités de la Première Guerre mondiale, un important club de soldats des armées alliées est installé en 1915 à l’Ezbekieh. Le théâtre en plein air du jardin est rebaptisé en Skating Theatre. Son parterre ayant été transformé en piste de patinage. La salle fermée du théâtre de l’Ezbekieh sera démolie pendant la guerre, (Kol Chei Wal A’llam: article en arabe : le jardin de l’Ezbekieh du 24 mai 1930 p 38). Un restaurant grec rebaptisé Soldier’s café est inauguré en décembre 1914. Le YMCA installe ses différentes branches dans le jardin. Le 17 août 1915 est inauguré le club des soldats « Soldier’s Recreation Club », placé sous le double patronage de la croix rouge australienne et du YMCA (Alexander R.Khoori . Cairo, how to see it.  Alexandrie 1918-1919, pp168 et 250, J.W Barrett. The war work of the YMCA, London 1919, pp. 38-57). Le YMCA construisit une grande piscine de 90 pieds de longs, 35 de large et 9 de profondeur. Dans le jardin, inauguré le 15 août 1918. Après la fin des hostilités le club continua à fonctionner sous le nom de Soldier’s Club (The Anglo- American Guide. Cairo 1929, pp 1926), et les concerts de musique reprirent. Au cours des événements de 1919 qui agitèrent le Caire à cette époque, les étudiants et les manifestants prirent l’habitude de tenir des réunions dans le kiosque à musique. Peu après est construit le nouveau théâtre du jardin de style arabe servant également à des projections cinématographiques. En 1938, le cercle d’escrime réaménagé est inauguré par le jeune roi Farouk (Journal d’Egypte. Numéro Spécial. 11.2.1939). Désaffecté pendant la seconde guerre mondiale il sera transformé en club de la Police. L’année 1954 sonnera le glas du vieux jardin. En quelques heures au début de mai 1954, est enlevée la lourde grille qui protégeait le jardin depuis l’époque d’Ismail (cette grille fut éparpillée un peu partout en Egypte, dont un important tronçon installé à la douane d’Alexandrie). Avec elle disparaissait les quatre grilles monumentales qui servaient d’entrée aux quatre points cardinaux, inaugurées avec le jardin en grande pompe par le khédive Ismail en 1872. Le 12 mai 1954 commençait le prolongement de l’ancienne avenue de Boulac (Fouad Ier) éventrant et coupant le jardin en deux parties plus ou moins égales (Almanach du Progrès Egyptien. Numéro spécial.1955, p.74). Puis ce fut rapidement la disparition de ce qui restait du jardin d’Ismail rogné par petits morceaux, des bâtiments de plus en plus nombreux y étant construits. En 1955, un petit kiosque turc à fontaine datant du début du 19e siècle est installé dans la partie sud du jardin, provenant du palais de la Présidence du Conseil, ancienne résidence de la princesse Chivékiar et servait de toile de fond aux spectacles féeriques donnés du vivant de celle-ci. Il se trouvait à l’origine dans les jardins du palais de Kasr el Aali construit par Ibrahim pacha.

 

Le Théâtre de l’Ezbekieh

   Un mauvais petit théâtre vit le jour sous le règne de Said pacha, dans une simple baraque se trouvant dans l’une des allées de l’Ezbekieh (Olype Audouard : Les mystères de l’Egypte dévoilés.1865. pp 199 et 297). De nombreux bals masqués furent donnés dans ce théâtre, exploité par une troupe dont le directeur ne tarda pas à faire faillite en 1864 ( Dr Staquez : L’Egypte, la Basse-Nubie et le Sinaï. Liège 1865. pp 63-64). Peu après la salle fut détruite par un incendie (Le Progrès du 17.10.1868, p.3). En 1868-1869, un petit théâtre à ciel ouvert est construit dans ce jardin. La concession fut donnée à un italien, Enrico Santini, qui devait la conserver une quarantaine d’années, jusqu’à la première guerre mondiale. Le théâtre de l’Ezbekieh était souvent désigné du nom de « Théâtre Santini ». Tous les après midi un orchestre y jouait (Murray’s Handbook. Egypt.1875. p.152). D’excellentes troupes de Comédie italienne, d’opéra et d’opérette faisaient passer de bien agréables soirées aux cairotes de ce temps tout le long de l’été.

    Peu après son ouverture, des représentations en langue arabe sont données durant la chaude saison, premières pièces à être jouées dans cette langue. Sur la scène de ce théâtre se produisit et se rendit célèbre l’auteur dramatique et acteur James Sanua (1839-1912), plus connu sous le pseudonyme d’Abou Naddara ou de cheikh Abou Naddara qui signifiait en arabe l’homme aux lunettes. A lui seul il créa tout un théâtre arabe, étant à la fois auteur, acteur, imprésario, metteur en scène et même parfois souffleur. Les pièces de James Sanua, les premières à être données en langue arabe, connurent un succès sans précédent. Tout le monde y courait, des pachas aux simples fellahs ces derniers se payant les places les moins chères. Le khédive Ismail en personne était venu assister à une représentation et s’amusant tellement, qualifia en quittant la salle James Sanua de Molière de son règne et l’invita à se produire au palais d’Abdine. On fit fête à Sanua qui faisait jouer des pièces de sa composition et des pièces traduites, dont l’Avare, le Malade imaginaire et le Tartuffe de Molière. Outre ses dons d’auteur dramatique et de comédien, il avait appris en Italie la sculpture et la peinture et le matin, pour gagner sa vie, il courait de palais en palais, enseignant aux fils du khédives, à ceux des pachas, parfois à leurs filles, tantôt les langues ou les sciences européennes, tantôt les arts d’agrément, peinture ou musique (Paul de Baignières : L’Egypte Satirique, 1886, pp.5-6).Nommé professeur à l’Ecole Polytechnique du Caire, il se fit bientôt connaître pour ses opinions libérales. On le dit converti à l’Islam (Badr Abou Ghazi et Gabriel Boctor : Moukhtar, p.97). Mais les premières imprudences n’allaient pas tarder. Sa verve d’observation, les gros rires enfantins d’Abou Naddara, ses larmes si sincères, ses paroles si franches, ses larmes sincères et ses remarques narquoises, surtout lorsqu’il entrait dans la peau d’un fellah commencèrent à paraître séditieux et compromettants. Sanua commença à se prendre pour un tribun et c’est ce qui amena sa perte.

    Monologuant  à longueur de soirée, sa parole imagée, sa souffrance, sa mimique, ses gestes théâtraux lui donnaient lui donnait une sincérité qui touchait les foules. Il commença par critiquer très vertement la polygamie, s’aliénant les pachas, tous mariés à de nombreuses femmes. Puis ce fut le tour des ministres, de la cour, de certains princes de la famille khédiviale et enfin du khédive lui-même. Sur la scène de l’Ezbekieh, sa pièce intitulée « Patrie et Liberté » transpirait les critiques  plus ou moins ouvertement.

    En 1873, le khédive décréta l’interdiction de jouer à la troupe de Sanua. Quelques temps après, tombé en disgrâce, Sanua perdit sa place de professeur à l’Ecole Polytechnique. Il fonde alors le « Cercle des Progressistes arabes »{Mahfal el Takkadoum, cercle fermé bientôt également par ordre du khédive. Deux ans plus tard, en 1875, fut ouvert un nouveau cercle, « Les amis de la science »{Mohebby el Elm}, présidé par Sanua. On y prononça des discours devant des cheikhs de l’Azhar, des officiers. De nouveau le cercle fut fermé par ordre du souverain (Paul de Baignières : L’Egypte satirique. Paris 1886.pp.5 à 15). Vers cette époque, Sanua publia un journal satirique « L’Abou Naddara » [le porteur de lunettes] qui eut un succès immédiat. La colère du khédive ne connut plus de bornes. Par décret khédivial, le journal fut supprimé. Craignant de boire certain « café khédivial », Sanua s’exila de lui-même à Paris où il reprend la publication de son journal qui pénétrait en Egypte par des voies mystérieuses et que tout le monde lisait en cachette. A Paris, pour vivre Sanua donna des leçons. Il ne moura qu’en 1912 oublié de tous.

    En 1881, le théâtre de l’Ezbekieh est sensiblement agrandi par l’entrepreneur italien Mariano Muso (L’Egypte.Quotidien. du 9 mars 1881, p.2).Mais dix ans plus tard il est dans un état de délabrement total et tombe presqu’en ruine et son déclin est entamé. Il sert occasionnellement aux réunions et fêtes annuelles de divers groupements (Gli italiani nella civilta III p.432. Bulletin de l’Association amicale des anciens élèves des pères jésuites en Orient, A.B.C. 1924-1929. Bulletin du cinquantenaire de la fondation du Collège de la Sainte-Famille au Caire. 1879-1929.Le Caire 1930, p.17. Bosphore Egyptien du 6 mars 1892).).

    En 1901 (Report for 1901. Cairo 1902, p.298), le théâtre est reconstruit avec une salle à ciel ouvert où se donnait, la saison chaude, tous les genres comme l’opéra, opéra-bouffe, opérette, comédie italienne, française ou grecque. Les troupes rappellent par leur genre celles des petits théâtres des boulevards parisiens (Comment visiter l’Egypte. 1908-1909. Hachette, Paris 1908, p.30). Entourés en général de très bons éléments, plusieurs sociétaires se succèdent sur cette scène. En 1907, s’y produit le célèbre Enrico Caruso. En 1916, en pleine première guerre mondiale, le théâtre de l’Ezbekieh est détruit en très grande partie.

    En 1919, Talaat Harb pacha, fondateur de la banque Misr et auteur de nombreux projets régénérant l’industrie égyptienne, s’occupera également des destinées du théâtre arabe. Sous son impulsion la reconstruction de ce théâtre, décidée, fut menée à bonne fin. Un nouveau théâtre est reconstruit  de 1919 à 1920, avec une salle de plein air servant indifféremment de cinéma ou théâtre. Une véritable renaissance du théâtre égyptien vàas’ensuivre. Une association pour le «  Progrès du Théâtre arabe »  est née (sous la forme d’un Société Anonyme par actions) en 1920, résultat des efforts de Talaat Harb .Une troupe dramatique groupant les meilleurs artistes de cette époque fut créée pour ce théatre (hafez Mahmoud, Moustapha el Falaki et Mahmoud Fathi Omar : Talaat Harb. Le Caire, 1936, p.139 [en arabe]) : regroupant Omar Wasfi, Abdel Aziz Kahil, Mohamed Bahgat, Abdel Méguid Choukri et les frères Okacha. Leur répertoire se composait de tragédies ou de représentations purement musicales. La société «  Cherkat Tarkiyet el Tamçil el Arabi (Société pour le progrès du théâtre arabe) » prit en location ce théâtre à la condition d’y représenter dix pièce en arabe annuellement. L’inauguration eut lieu avec une pièce d’Omar Aref, « Hoda », écrite spécialement pour la circonstance mise en musique par Sayed Darwiche (Abdel-Rahman Sidky, sous-intendant du Théâtre royal de l’opéra du Caire : Le théâtre arabe. In :La Revue du Caire.1953, p.172). mais, hélas cette Société ayant manqué à son engagement, le gouvernement reprit la direction du théâtre, la confia au ministère des travaux publics en 1940, puis au ministère des Affaires Sociales à sa création. Parmi les responsabilités de ce nouveau ministère se trouvaient celles de veiller sur les théâtres et l’art dramatique, et depuis mars 1949, le Conseil des Ministres lui octroya celle de la direction du théâtre de l’Ezbekieh.

 

Santi, l’établissement célèbre du Caire

    Depuis son inauguration, le jardin possédait un célèbre café-restaurant, Santi, attirant pendant un demi-siècle l’élite de la société cairote (voir le plan du Caire par Grand bey 1874 n°534 {Aladenize p.122] ). Tous les dîners qui se donnaient en ville avaient pour cadre ses murs. Il joignait une cuisine excellente et raffinée à une très bonne cave. Fondé par les restaurateurs Aristide et Paul Santi (Le Bosphore Egyptien du 6.4.1892 :« Paul Santi est le Vatel du restaurant du jardin ». Stefano Poffandi : Indicateur Egyptien. Administration et Commerce. Alexandrie, novembre 1896, p.149). célébrés au Caire pendant bien plus d’un demi-siècle, depuis l’époque d’Ismail jusqu’aux alentours de la seconde guerre mondiale. Souvent agrandis, les deux pavillons en briques rouges ne désemplissaient pas.

 

Salama Hegazi

    En 1905, Salama Hegazi (célèbre compositeur, chanteur et écrivain, frappé d’apoplexie en 1908) quittait la troupe d’Iskandar Farah où il avait fait ses débuts et loua la salle de spectacle de l’établissement Santi. Il joua là pendant près d’un an, donnant des représentations qui accrurent sa notoriété. Il s’installa en 1906 au Théâtre Verdi de l’Ezbekieh, tout près de là, qu’il rebaptisa « Théâtre arabe ».  Le cheikh Abdallah Okacha, autre maître dans l’art des pièces dramatiques et lyriques, perpétua la tradition de Hegazi, son prédécesseur, dans les mêmes lieux : Santi d’abord, puis le théatre arabe devenu  « Théatre arabe Mounira El Mahdeya ou cette chanteuse en son temps de grand renom dite « la sultane de l’extase » se fit maintes fois entendre. 

 

Premiers balbutiements du cinématographe salle Santi

    C’est dans la salle de l’établissement Santi qu’eurent lieu les secondes séances publiques payantes du cinématographe (Les séances publiques de cinéma  de la salle Santi eurent lieu quelques temps après celle du cinéma appartenant à l’italien Bonfigli à Faggalah). En octobre 1906, la salle Santi devient le « cinéma Pathé, ex Santi »où l’on projetait les films des célébrités cinématographiques tels que Max Linder ou Prince, qui faisaient rire le public d’alors (Serge Forzanne : Le cinéma…hier où c’était le bontemps. L’hebdomadaire « Images » du 25 mars 1933.p.5). Dans cette même salle se tenaient fêtes et même cérémonies dont celles de la Mutuelles des Poilus entre les deux guerres mondiales (Norbert Carnoy : La colonie française du Caire. Paris 1928, p.187).

 

Les Nuits de l’Ezbekieh et de son environnement immédiat

    Les cafés-concerts foisonnaient vers la fin du XIXe siècle et dans ces lieux naquirent les talents de tant d’artistes célèbres (Kol cheikh wal Aalam du 24 mai 1930, article en arabe sur l’Ezbekieh). Ceux se trouvant dans l’enceinte du jardin, cédèrent le pas à ceux envahissant les rues avoisinantes, à partir des années 1880. Parmi les plus célèbres citons en deux : les cafés d’Osman Agha et celui d’Abou Stouli. Dans ces cafés débuta le tout jeune Abdou el Hamouli dont la célébrité devint fameuse dans tout le Proche-Orient. Également  se produisirent dans les établissements de l’Ezbekieh, les plus illustres voix de l’époque : Mohamed Osman, Mohamed Salem el Kebir, Mohamed el ‘Saab’, la diva Fatma el Fara el Wardaneya et enfin le duo féminin Sakena et Omar Effendi. Sakena était célèbre pour sa beauté, sa voix et ses traits d’esprit. On racontait au Caire, que l’un des grands commerçants de cette ville nommé Debbane (qui veut dire « la mouche » en arabe) était éperdument épris d’elle et de sa voix. Sakena l’éloignait et le contredisait en public. Un jour chevauchant son âne, elle passait devant la boutique de Debbane, qui se trouvait dans la rue commerçante du Mouski. Soudain l’âne devint mécontent et agita violemment sa queue. Debbane qui se trouvait assis devant sa porte s’écria « Qu’a donc cet âne ?  Est-ce qu’un « affrite » (esprit malin) le monte ?  La belle Sakena eut cette répartie, célèbre au Caire de l’époque, qu’on se répétait en se moquant de l’amoureux éconduit : « Non, il a sous sa queue un debbane qui le chatouille ». Omar Effendi, bien que portant un nom d’homme était non moins une belle artiste, ancienne esclave affranchie du khédive Ismail, qui chantait s’accompagnant de son « ououd », genre de guitare orientale, Devenue plus que célèbre, elle se produisait dans les cafés-concerts et sa réputation attirait les foules de ses admirateurs.

 

Naissance de la rue Wagh el Birket et de la chaussée reliant la rue de Boulac à cette dernière en 1800

    En 1800, après l’apaisement qui succéda à la révolte du Caire de mars-avril 1800, les français créèrent une rue large et spacieuse s’étendant depuis le monticule du Cheikh Salama jusqu’au pont de Dekka., le long des vieilles maisons du quartier copte.  Cette rue passait à travers la maison Saboungi, un embranchement s’étendait jusqu’à la maison d’El Alfi habitée par le général en chef et de là au pont d’El Maghrabi à Boulac. Des arbres furent plantés le long de la rue, sur les deux côtés ainsi que sur la partie ouest de l’Ezbekieh (Dj. VI, pp. 302-303). Cette nouvelle rue, allait devenir tout le long du XIXe siècle, l’une des plus célèbres et des plus vivantes du Caire, connue indifféremment sous les deux noms de Kantaret el Dekka (Pont du Banc) ou Wagh el Birket (du Bord de l’étang). Elle constituait la limite nord de l’ancienne esplanade de l’Ezbekieh, celle qui sera tronquée en 1868. Cette nouvelle rue restera sans changement jusqu’à ce qu’à partir de 1837, lors de la modification profonde que subira l’Ezbekieh, elle changera peu à peu d’aspect, par la construction des premiers immeubles européens. Jusqu’en 1868, cette rue ne comportera des constructions que d’un seul côté ayant vue sur l’esplanade. A cette date une partie de celle-ci est livrée aux spéculateurs et la chaussée élargie verra les construction d’immeubles à arcades s’élever sur le côté qui longeait précédemment le jardin. Jusqu’en 1914, et par dizaines, les établissements publics, brasseries, cafés-concerts, théâtres, cafés, et plus tard cinémas apparaissent, absorbent de nuit la jeunesse,  puis se transforment, vivent intensément puis disparaissent aussi soudainement qu’ils étaient apparus. Cette rue est la principale rue du quartier de l’Ezbekieh, celle qu’empruntaient les noctambules allant de la place Kantaret el Dekka à celle dite de l’Eldorado. Les nouveaux immeubles, dont les arcades protègent les passants de la chaleur estivale, ont deux ou trois étages des devantures souvent très luxueuses, qui se sont élevés sur les nouveaux lotissement. Sur le côté droit de la rue, les grands acacias rappellent que là se trouvait la bordure de l’ancien Ezbekieh (Hugonnet : En Egypte.op.cit.p.20). Jusqu’en 1870, la plupart des hôtels de la capitale se trouvent dans cette rue très vivante (Taglioni : Deux mois en Egypte. Paris 1870, p.58),  profondément modifiée par l’ouverture de la rue Clot bey s’ajoutant au lotissement de la partie tronquée du jardin.

    A partir de 1882, elle devient l’une des promenades favorites de l’armée britannique en permission « Leurs démarches d’automates les menaient dans ce fameux quartier de l’Ezbekieh, centre de toutes les réjouissances de la capitale, où voisinaient des brasseries, les boutiques de friandises ou de tir à la carabine ainsi que les inévitables lupanars des villes de garnison » ( Guy  Monissé, p.20).Parmi les établissements publics de toutes sortes que l’on y rencontrait citons l’Hôtel Royal, disparu en juin 1904 lorsque l’immeuble qui l’abritait fut démoli, la célèbre Brasserie Bavaria donnant tant sur cette rue que sur la place Kantaret el Dekka très prisée jusqu’en 1914 et dont  le propriétaire bavarois Schüller attirait ses compatriotes allemands ( Baedeker 1903, p.29 et 1908, p.33). Citons aussi la Brasserie Müller et Bohr (citée en 1887 Guide Joanne de 1890 p.3), la Pâtisserie Mathieu, connue de tous les gourmets du Caire (Citée dans le Guide Joanne de 1880. Elle sera plus tard transférée quartier Ismailieh), le consulat impérial d’Allemagne (de 1908 à 1910), les cafés-concerts des Folies-Bergères (1908) et Margherita (du nom de la reine d’Italie), les théâtres des Variétés ou Palais de Cristal (1908 et 1909) et l’Olympia (1913) et un cinéma servant également de café-concert, le Moulin Rouge (1911).

    Essayons de parcourir par la pensée cette rue successivement des deux côtés, le premier longeant l’ancien quartier copte, antérieur à 1868, le second construit après 1868 sur le lotissement d’une partie de l’ancienne place de l’Ezbekieh. Sur le côté longeant le quartier copte se trouvait dès la première moitié du XIXe siècle la plupart des établissements publics de la capitale. Le soir, après s’être réunis à l’Ezbekieh, les européens allaient prendre l’apéritif dans les hôtels, les cafés-concerts, cafés, restaurants cercles ou consulats. Se succédaient, en partant de la rue Bab el Hadid, le consulat impérial de Russie (1868), celui du Portugal et d’Autriche (carte Levernay de 1868). L’on trouvait en 1916, au numéro 16 le cinéma Eden, et un peu plus loin l’Hôtel du roi de Hongrie (en 1868). Le second Hôtel Sheapperd’s transféré en 1848 pour un an dans cette même rue, avec vue sur l’Ezbekieh, la quitte en 1849 pour être installé rue Kamel sur le site de l’ancien palais d’Elfi bey où l’incendie du Caire de 1952 le délogera définitivement.

    Le Docteur Moritz Bush signale dans cette rue, en 1857, un hôtel situé à droite de l’Hôtel d’Orient, l’Indiana Family Hotel (Dr Moritz Bush : Guide for travellers in Egypt. Mars 1857, p.41). C’est très probablement l’ancien local ayant abrité le Sheppeard’s. Cet hôtel existe toujours nous dit le Guide Joanne en 1861 (Guide Joanne de l’Orient 1861, p.972). En 1853-1854, Charles Didier signale un Hôtel d’Europe (Un second Hôtel du même nom verra le jour plus tard rue Bab-el-Hadid) donnant sur l’Ezbékieh, tenu par un prussien (in Charles Didier : Les Nuits du Caire. Paris.1860, p.8. Didier séjourne au Caire de Septembre 1853 à Janvier 1854) dans lequel il se transporte après avoir passé une nuit à l’Hôtel du Nil. «  Cet hôtel n’existe plus » poursuit Didier.

    En remontant la rue du côté gauche, l’on rencontrait ensuite au 32 (rue Wagh-el-Birka), en 1896, le Café Gorff (Stefano G. Poffandi : Indicateur Egyptien de 1896, p.77). en 1910, au 38 se trouvait le Café-Concert du Pavillon International. Sous les règnes d’Ismail et de Tewfick, de très nombreuses brasseries apparaissent, tenues en général par des Autrichiens et des Bavarois. On y trouve la bière de Münich, de Vienne ou de Gratz. Le service est fait par des femmes (Guide Joanne, 1890, p.3). Parmi les principales, la brasserie Kovats, l’un des principaux lieux  entre 1887 et 1908 de rendez-vous de la vie nocturne et qui se trouvait 42, rue Wagh-el-Birka (Stefano G. Poffandi, op.cité p.77, Baedeker 1903, p.28, id. 1908, p.33, Guide Joanne 1900, t.I, p.XLVI).

    Successivement venaient les hôtel des Ambassadeurs, des Princes, de Russie et le premier hôtel Royal. En 1908 (carte Huber), le consulat de Grèce est au 2 rue Kantaret-el-Dekka, à  côté de l’ancien Eldorado, prolongement nord de la rue Wagh-el-Birka (derrière l’hôtel d’Orient). L’hôtel des Ambassadeurs situé à côté de l’ancien Eldorado et du Cercle Oriental est souvent cité par les voyageurs entre 1868 et 1880 (Voir carte Levernay, 1868, n° 58). Il est détruit en décembre 1880 car la démolition de la maison voisine, expropriée  à l’occasion de percement du boulevard Clot-bey, en avait compromis la solidité (Journal L’Egypte du 18.12.1880, p. 3) L’Hôtel des princes à coté de l’ancien Hôtel Royal et cité en 1862 par le Dr. Staquez (l’Egypte, la Basse Nubie et le Sinaï, hiver 1862-63, p64) qui accompagna en Egypte le futur roi des Belges, Léopold II. Son propriétaire, le français Casimir Olivier (Jules Munier, La presse en Egypte, Le Caire 1930 p4) recevra beaucoup de monde lors de fêtes d’inauguration du canal de Suez (Cent ans de vie suisse au Caire, Livre d’or. Alexandrie 1946, p.209). Le premier hôtel Royal derrière l’hôtel d’Orient, de 1864 à 1881, devient à cette dernière date l’hôtel de Grande-Bretagne, détruit en 1894 par un incendie. En 1864, Olympe Audouard (Les mystères de l’Egypte dévoilée p297) le désigne comme un hôtel charmant qui est celui où l’on rencontre le plus de confort et où l’on trouve la meilleure cuisine. EN 1865, Emile Guimet (Croquis égyptiens. Journal d’un touriste) loge à l’hôtel Royal. Cet hôtel fut construit par un Grenoblois, Joseph Romand, ancien chef des cuisines du khédive Ismaïl, et probablement à l’instigation de ce dernier. En 1869-1870, une partie des invités aux fêtes d’inauguration du canal y furent reçu. A cette occasion le khédive Ismaïl avait fourni à Roman une bonne partie de sa cave. Louise Colet (Voyage en Orient. pp. 81 et 86) y loge en 1869, face à l’ombre des acacias et des sycomores qui entourent la place.

    Le second hôtel Royal (1881 à 1903) fut reconstruit de l’autre côté de la même rue sont les arcades de Wagh-el-Birka (L’Egypte du 11.1.1881, p.3 et du 3.6.1881 p.3). La première pierre posée en janvier 1881, l’hôtel ouvrira quelques mois plus tard. Il sera le seul à rester ouvert au Caire durant l’insurrection d’Arabi pacha (Reynolds-Ball, Cairo of today, London 1899 ; p.53). Le propriétaire en est Isidore Romand, peut-être fils de Joseph (Guide Joanne 1890. Renseignements pratiques à 1887, Meyers Reisenbücher.  Aegypten. Palestine und Syrien. Leipzig 1889, p.169), en 1887-1889, puis en 1895-1905, madame Romand, probablement sa veuve (Emile Delmas, Egypte et Palestine. Paris 1896 p 282, guide Joanne. Paris1900 Renseignements pratiques à 1905, t.I, p.XLV- Baedeker, p.28).

    De 1868 à 1874, l’on trouve rue Wagh el Birka (vers la fin de la rue Kantaret el Dekka, près de la place Khazindar et de la rue Clot bey), le Cercle Oriental (Hugonnet : En Egypte. P.313-314) qui est le lieu habituel de rendez-vous de la colonie française du Caire (sur le plan de Levernay de 1868 il porte le n° 59 et sur celui de Grand de 1874 le n° 558, relevé d’Aladenize p.128).

    L’ancien Eldorado, se trouve derrière l’Hôtel d’Orient, à gauche sur le prolongement de la rue Wagh el Birka. C’est en 1868 un café-concert (carte Levernay,1868 n° 60). Chaque soir de huit heures à minuit une compagnie italienne joue la comédie et le drame. D’autres artistes chantent ou dansent et concourent à une brillante soirée (J. Millie. Alexandrie d’Egypte. Le Caire. Orient : Collection des Guides Bijou. Milan 1868. 3è édition, p.139). En 1873, la salle de l’Eldorado est si populaire el Rouli devient pour les habitants du quartier la rue de l’Eldorado (Hugonnet.1873.p.313). Pour y parvenir, il faut traverser la rue Wagh el Birka. En 1879, la salle a changé de nom et devient l’Aurora ( La Réforme du 17 février 1879). Puis une série de vicissitudes en font, en 1896, un atelier de construction, de réparation, de dépôt et d’exposition de machines hydrauliques ( Stefano Poffandi. Indicateur égyptien. Administration et commerce. 11é année Alexandrie, novembre 1896 .p.133).

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